Lettrine d’une copie anonyme du Speculum Sanctorale représentant Bernard Gui

Si vous avez lu le roman Le nom de la Rose (Umberto Eco, 1980) ou vu son adaptation cinématographique du même nom (1986), le nom de Bernard Gui vous est peut-être familier. Et pour cause, s’il n’est pas le personnage principal, ce clerc tient une place centrale dans l’oeuvre. Personnage antagoniste et antipathique, il est présenté comme un inquisiteur sanguinaire, dénué de pitié et cherchant à tout prix à condamner et à torturer les villageois. Il incarne ainsi la figure populaire de l’inquisiteur cruel et impitoyable. Ce n’est pourtant pas rendre justice à ce clerc et écrivain du début du XIVème siècle que de le réduire à cela. Plongeons-nous donc dans la réalité de la vie de Bernard Gui (1261-1331).

La vie de Bernard Gui

Bernard Gui est né dans le Limousin, plus précisément dans la commune de La Roche-l’Abeille en 1261. On sait peu de choses de son enfance, sinon qu’il commença à suivre l’éducation religieuse avant 1275, donc à moins de 14 ans, et fit profession le 16 septembre 1280, à 18 ans. Le jeune homme qualifiait son entrée dans les ordres de “véritable naissance” et considérait la religion comme sa véritable mère. Son éducation fut probablement de très bonne qualité sous l’égide du dominicain Etienne de Salanhac (mort en 1291), lui-même élève de Pierre Seila, un des fondateurs des dominicains aux côtés de Saint-Dominique. Il était donc membre de l’ordre dominicain, ou ordre des prêcheurs, fondé en 1216 à Toulouse par Dominique de Guzman (Saint-Dominique). Cet ordre religieux suivait la règle de Saint-Augustin et, outre ses fonctions contemplatives, avait pour objectifs principaux la prédication et la lutte contre les hérésies.

Le jeune clerc obtint sa première charge à Brive en 1284/85 avant d’étudier la théologie à Limoges et à Montepellier de 1289 à 1291. Cependant, il n’était pas très doué dans les études et quitta dès 1294 le milieu universitaire pour le poste de lecteur principal du couvent dominicain d’Albi. Il fut ensuite prieur des couvents de Carcassonne, de Castres et de Limoges, où il accueillit le pape. Il représenta la province de Toulouse aux chapitres généraux de Padoue et de Strasbourg, et même le pape lui-même en 1317 lors de la pacification de la ville d’Asti (Italie). Ces différentes missions en dehors de l’ordre furent cependant des échecs et l’empêchèrent de monter plus haut dans la hiérarchie ecclésiastique.

Malgré ces déboires, Bernard Gui, dont les talents administratifs et pratiques étaient reconnus par ses pairs, exerça la fonction de Grand Inquisiteur de Toulouse de 1307 à 1323. En 1323, il quitte ce rôle et est récompensé de son travail par un siège épiscopal à Tùy en Galice. Il ne s’y rendra cependant jamais et, après des négociations, obtiendra une promotion en tant qu’évêque de Lodève en 1324. Il remplit ses devoirs épiscopaux jusqu’à sa mort autour du 30 décembre 1331.

Bernard Gui, l’inquisiteur

Comme dit ci-dessus, Bernard Gui est nommé Grand Inquisiteur de Toulouse en 1307. Il occupera ce poste jusqu’en 1323, mais, à cause de ses nombreuses autres activités, ne sera pleinement consacré à sa tâche que de 1319 à 1323. On retiendra surtout de son action la mise au bûcher de Pierre Authié, un des derniers “bons hommes” du Languedoc en 1310 et sa présidence du procès de Bernard Délicieux (1319).

Malgré tout, son travail ne peut pas être réduit à ces deux condamnations. Le Livre des sentences qu’il a lui-même rédigé, contient ses 940 décisions de justice prises contre 636 personnes ou communautés. A travers la lecture de cet ouvrage précieux, on remarque que, contrairement à ce que laisse penser son image d’inquisiteur cruel et impitoyable, Bernard Gui est un homme assez clément. Environ 30 % des décisions sont des libérations de peine pour seulement 6 % de condamnations au bûcher. Le grande majorité des autres cas sont des condamnations à des peines de prison et/ou de pénitence plus ou moins lourdes.

Grâce à cet ouvrage et au Manuel de l’Inquisiteur (Practica), on peut saisir la mentalité de l’inquisiteur qu’était Bernard Gui. Ce dernier se voyait avant tout comme un agent de l’Eglise qui appliquait les mêmes peines que ses prédécesseurs avec l’aval du pape. L’inquisiteur était, pour lui, une sorte de bras armé de l’Eglise et de la papauté, dont l’avis personnel n’avait que peu d’importance. Il prolongeait donc la tradition inquisitoriale faisant de l’aveu et de la repentance les principaux objectifs de sa mission. Ainsi, Bernard Gui pensait avant tout devoir convaincre les hérétiques qu’il interrogeait de faire pénitence et de redevenir de “bons chrétiens”. L’aveu était à ce titre le principal élément pris en compte: si le suspect avouait rapidement, sa peine était bien plus légère que s’il avouait sous la torture ou juste avant sa condmation au bûcher. Globalement, Bernard Gui était un inquisiteur efficace, mais bien plus clément que ses prédécesseurs et que beaucoup de ses pairs.

Malgré tout cela, il faut bien sûr rappeler que les méthodes utilisées par Bernard Gui et les autres inquisiteurs étaient particulièrement brutales et cruelles, comme vous pourrez le découvrir en visitant le musée. De plus, les relaps, c’est-à-dire les hérétiques déjà condamnés n’ayant pas cessé de l’être, étaient quasi systématiquement envoyés au bûcher par le clerc, qui ne faisait preuve d’aucune miséricorde avec eux.

Bernard Gui, l’écrivain

Si Bernard Gui est resté dans les mémoires et est aujourd’hui un sujet d’étude privilégié de beaucoup d’historiens, ce n’est cependant pas grâce à son action en tant qu’inquisiteur et qu’évêque, mais grâce à son oeuvre écrite conséquente. En effet, libéré des cours en 1294, le clerc se tourne vers une sorte d’érudition historique et, notamment grâce à ses nombreux voyages, il constitue un corpus de sources extrêmement important qui lui servira de base pour ses différents ouvrages.

Son oeuvre historique est ainsi, à bien des égards, ambitieuse et conséquente pour son époque. On peut notamment citer le Reges Francorum, la chronique des rois de France, dont il existe 6 versions rédigées entre 1312 et 1331. Ce texte extrêmement précis sur les dates, qui retrace les règnes de tous les rois de France depuis Clovis, a la particularité de contenir le premier arbre généalogique connu 1des rois de France. Un autre de ses ouvrages historiques célèbre est le Flores chronicorum (Fleurs des chroniques), une chronique universelle où il traite entre autres de l’histoire de France. Globalement, Bernard Gui s’inscrit dans le genre, très répandu à son époque, des chroniques.

Il se livre également à la rédaction d’oeuvres hagiographiques, c’est-à-dire d’ouvrages qui racontent la vie des saints. Parmi ces oeuvres, on retrouve des catalogues comme Noms des apôtres (1313) ou les 72 disciples du Christ (remanié à plusieurs reprises); des ouvrages sur des saints locaux comme le Traité sur les Saints du Limousin (1307) ou le Catalogue des saints du diocèse de Toulouse (1317). Son oeuvre hagiographique la plus importante et mémorable est tout de même le Speculum Sanctorale, un immense légendier commandé par l’ordre dominicain que Bernard Gui compose durant les 20 dernières années de sa vie.

Enfin, Bernard Gui est l’auteur d’ouvrages pratiques tels que la Practica ou le Livre des sentences. La Practica (ou Manuel de l’inquisiteur) est le premier manuel d’inquisition, destiné aux autres inquisiteurs, rédigé entre 1319 et 1323 : il porte sur les pratiques et les méthodes d’inquisition, développe et analyse les différentes hérésies rencontrées et les sentences associées. Le livre des sentences recueille les actes de ses sermons et décisions de justice pendant son mandat d’inquisiteur à Toulouse.

Extrait du Reges Francorum, issu d’un manuscrit conservé à Toulouse

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